Un pavé dans la marre des narrations interactives sur Le Blog documentaire… Il est lancé par Patric Jean, notamment réalisateur de « Lazarus » en 2012. Venus le rencontrer pour évoquer le HackXplor de Dakar auquel il participait en tant que mentor, nous en repartons avec une charge en règle, critique et argumentée, sur les webcréations. Propos passionnés et déroutants recueillis par Nicolas Bole.
Le Blog documentaire : Comment percevez vous cette émergence de cette forme du hackathon pour le développement de projets nouveaux médias ? On a entendu ça et là des critiques, mais globalement, la formule semble faire ses preuves. Quelle est votre opinion ? Est-ce que vous utilisez ce type de méthode pour vos propres projets ?
Patric Jean : Non, ce n’est pas quelque chose que j’utilise, tout simplement parce que je mets un peu de côté aujourd’hui la production non-linéaire car il est presque devenu impossible de faire des choses intéressantes. Le système industriel au sens large est complètement coincé. Face à ces difficultés, j’attends, car j’estime que les conditions ne sont pas encore réunies pour produire des œuvres. J’ai des millions d’envies mais ces envies ne rencontrent pas les nécessités économiques. Etant entendu qu’aujourd’hui, ce sont encore les télévisions ou les marques qui font la loi, économiquement, sur l’écriture non-linéaire.
C’est un problème d’un point de vue financier ou d’un point de vue éditorial selon vous ?
D’un point de vue financier, il n’y a pas de problème : il y a de l’argent ! Mais du point de vue éditorial, ce que recherchent les télévisions, ce sont des projets cadenassés, fermés. Ils sont habitués à cela. Un film est un projet fermé : quand il est fini, on n’y touche plus. On le diffuse et on verra toujours la même version. La télévision recherche des webdocumentaires mais, une fois que le projet a été validé par tout le monde, il n’évolue plus, il est contrôlé d’un bout à l’autre de la chaîne de fabrication. Or, aujourd’hui, on pourrait faire des expériences non-linéaires, comme celles que j’ai pu faire, qui ne sont pas toutes ficelées mais au contraire ouvertes sur différents champs d’expression. Les télévisions n’en veulent pas car cela leur fait peur.
Vous parlez directement de votre expérience avec France Télévisions sur le projet Lazarus ?
Non, ce n’est pas de cela que je parle précisément, car le projet n’était transmédia qu’au début. Pour France 4, il ne s’agissait que d’une proposition télévisuelle – et c’est une autre question [Plébiscité par les internautes à la suite d’un concours, le projet ne trouvera finalement pas sa place à l’antenne, NDLR]. Mais regardez ce que produisent les télévisions aujourd’hui, ce sont grosso modo des webdocumentaires à peine mieux que ceux que l’on faisait il y a cinq ans. Nous n’avons pas dépassé le stade de Gaza/Sderot par exemple.
Y compris avec l’arrivée de nouvelles technologies comme la réalité virtuelle ? Les chaînes prônent pourtant l’innovation…
Généralement, plus les gens prônent l’innovation, moins ils sont dans l’innovation. Ceux qui font vraiment de l’innovation sont dans ce qu’ils font : ils cherchent, ils travaillent. C’est plutôt mauvais signe quand on parle d’avance d’innovation.
Revenons tout de même sur votre participation au HackXplor de Dakar. Comment l’organisation s’est-elle déroulée ? Qui en est à l’origine ?
Il y a eu une sélection de participants dans différents pays francophones, mais essentiellement africains. Ils devaient réaliser une application, au sens large, qui amènerait quelque chose de nouveau d’un point de vue technologique. La thématique était très large : les projets devaient toucher à la francophonie ou à l’éducation. Comme toujours dans un hackathon, le but était de provoquer des rencontres entre les candidats, et de les mettre en compétition – même si le but n’est pas la compétition elle-même, bien sûr… L’intérêt, c’est que les participants et les mentors sont hors du temps pendant la durée du hackathon. Ils sont focalisés jour et nuit sur le fait de développer très vite une idée nouvelle. Dans le contexte, on se rend bien compte à quelle vitesse l’effet de groupe génère des idées vraiment intéressantes. On est même déçu de ne pas faire ça trois fois par an.
Le hackathon s’est déroulé sur 48 heures, comme la plupart des expérimentations dans le domaine ?
Il y avait deux jours de préparation et deux jours de hackathon, ainsi qu’une journée pour en faire l’analyse et le rendu. Pour ma part, qui ne suis pas dans la programmation, la partie la plus intéressante se situait les 2 premiers jours, avant que les participants ne réalisent leurs objets. Trouver la bonne idée et choisir la bonne technologie : c’est là le véritable intérêt. Ensuite, il n’y a plus qu’à faire. C’est très riche car nous sommes confrontés à de nombreuses propositions. Certains des candidats sont même venus avec des idées, sans savoir qu’elles avaient déjà été beaucoup testées. Les porteurs de projets s’apercevaient aussi parfois qu’il y avait un intérêt dans leur proposition, mais pas à l’endroit qu’ils le pensaient. Nous avions aussi la chance d’avoir des mentors très intéressants, et d’origines différentes – avec notamment quelqu’un de chez Storify Belgique.
Avez-vous su éviter l’écueil du manque de développeurs, ce qui est parfois le cas de certains hackathons ? Etes-vous parvenus à trouver un bon équilibre pour cette session à Dakar ?
Les développeurs étaient à des niveaux très différents, mais il y avait un très bon équilibre entre chaque métier.
Concrètement, combien y avait-il de participants et d’équipes ?
Ils étaient à peu près 40, originaires de 6 ou 7 pays différents, et se sont généralement organisés en équipes de 4. Tous les échanges se déroulaient en Français.
Vous connaissiez le paysage médiatique africain avant de venir ?
Je le connais très mal, en particulier ce qui touche aux nouvelles technologies. La seule chose dont j’ai pu juger, c’est que les participants africains étaient, en termes de références, très connectés sur l’Europe et l’Amérique du Nord.
Vous n’avez pas remarqué de restrictions techniques propres au continent africain ?
Non, ce sont les mêmes technologies. Et c’est cela qui est frappant : il n’y a pas de dépaysement. Le seul dépaysement, c’est qu’utiliser Internet, même à Dakar, peut s’avérer pénible car le débit peut être très très lent.
D’où la question : y a-t-il des internautes au Sénégal pour ces programmes web ?
C’est sûr que regarder Youtube à Dakar et à Paris, ce n’est pas la même expérience ! C’est un frein, mais c’est normal : nous avons un peu d’avance sur la questions en Europe, et le monde entier n’évolue pas à la même vitesse sur ce sujet. Cela étant, cela va évoluer dans les années à venir.
Quel est le public rencontré ? Ce sont des professionnels de l’audiovisuel ? Des auteurs ? Des producteurs ?
C’était d’abord un public masculin quasiment à 100%. Ce sont des jeunes, pas encore trentenaires, qui ont terminé leurs études et qui entrent dans la vie professionnelle. Mais les profils étaient très diversifiés. On trouvait des professionnels de la 3D, plutôt dans une optique commerciale, comme des programmateurs « indépendants »…
L’opération sera-t-elle renouvelée ?
Une nouvelle édition se tiendra cet été à Liège, en Belgique. L’équipe qui est sortie vainqueur de Dakar y sera d’ailleurs invitée.
Le projet a été soutenu par les réseaux d’ambassades belges en Afrique ?
Tout à fait. Le HackXplor est organisé par la Cité Internationale et est soutenu par les pouvoirs publics et par certaines délégations à la francophonie.
Est-ce que les chaînes nationales sénégalaises s’intéressent à de nouvelles formes de narration comme en Europe, ou est-ce un mouvement plutôt entrepreneurial ?
Je n’ai pas entendu parler d’investissement des chaînes en la matière, et je n’ai pas l’intuition que ce soit le cas.
Y a-t-il des aides publiques nationales ?
Je ne pense pas. Les démarches que j’ai pu rencontrer restent très commerciales.
Dès lors, comment financer ces projets quand on est un auteur ou un producteur sénégalais ?
Il y a peut-être des auteurs africains qui vont se tourner vers l’Europe. Je ne serais pas surpris qu’ARTE reçoive des propositions émanant d’auteurs africains. Reste à savoir pour quoi faire, et c’est toujours le problème : nous nous inscrivons dans un système économique qui n’est pas du tout adapté à la création. J’aime appeler ça « la nouvelle culture non-linéaire » car l’enjeu c’est la non-linéarité. La civilisation non-linéaire va émerger sous un autre modèle économique qui n’aura que peu à voir avec le système capitaliste dans lequel nous sommes aujourd’hui pris. Ça ne colle pas ensemble.
Qu’est-ce qu’il faudrait mettre en place pour que les chaînes s’inscrivent, selon vous, dans l’innovation ?
Tout à fait honnêtement, je dois avoir la modestie de vous dire que je n’en ai pas la moindre idée. Et c’est d’ailleurs l’essentiel de la réponse. Il faut avoir le courage de se dire « on ne sait pas ». Aujourd’hui, on claironne trop souvent : « on sait, on fait de l’innovation, et c’est formidable »… Et les résultats ne sont manifestement pas à la hauteur, selon moi. Il y a bien sûr des propositions que d’autres, mais grosso modo, les sujets de fond sont les mêmes que ceux des programmes de flux, des magazines et des documentaires linéaires… Je vous mets au défi de me parler d’une expérience non-linéaire qui traite de quelque chose dont on n’aurait pas pu parler en magazine, par exemple. Du coup, pour des raisons économiques, c’est moins bien que des documentaires. Dans les productions linéaires, le temps de la réflexion, et de la question esthétique, est bien souvent financé, ce qui n’est pas le cas pour les productions non-linéaires. Et comme il faut ajouter le coût du développement technique, on nous propose au final des images de magazines, toujours tournées au 5D avec une esthétique répétitive qui n’a pas beaucoup d’intérêt. Quoi qu’on en dise également, c’est toujours avec la verbalisation qu’on dit les choses. Contrairement au cinéma documentaire qui tente de montrer les choses avec de l’image et du son, dans le non-linéaire, on dit beaucoup les choses avec beaucoup d’entretiens face caméra – soit la grammaire la plus banale de la télévision actuelle. Comment sortir de là ? C’est très difficile. Je parle d’un monde idéal : il faudrait avoir beaucoup d’argent sans obligations de résultat.
Vous trouvez qu’il existe aujourd’hui des exigences de résultat dans la politique des chaînes ?
Cela va sans dire que l’audience reste le seul critère de jugement de tout ce que l’on produit aujourd’hui dans l’audiovisuel. Et c’est relativement nouveau car, quand j’ai réalisé mon premier film il y a 15 ans, je n’ai jamais su quelle audience il avait fait. Au deuxième film, j’ai eu connaissance des chiffres, et au troisième documentaire, on a commencé à parler de l’audience avant de faire le film. Pour Lazarus, on nous a expliqué : « ça ne fait pas assez de clics sur le web, donc on ne le passe pas à l’antenne ». Or, c’est une grave erreur ! Chez HBO par exemple, où il y a certes beaucoup d’argent, on a vu des expériences menées de toute évidence sans aucun souci d’audience.
Quand ils ont fait Imagine par exemple, qui est un programme vraiment intéressant, ils se soucient tellement peu de l’audience qu’ils l’ont même débranché ! C’était de la fiction avec une constellation en 3D, et chaque point de la constellation constituait un élément de la fiction que l’internaute choisissait. Dans ces éléments, on trouvait parfois des textes, des photos, des sons ou même des vidéos très mises en scène, avec un système de boîte avec 4 écrans sur les 4 côtés, ce qui permettait d’apprécier la réalité sous 4 axes différents… Evidemment, ça ne disait pas la même chose et ça jouait dans l’intrigue. C’est une expérience pour raconter une fiction autrement. Les auteurs et les producteurs ont expérimenté sans savoir à quoi allait ressembler le projet au terme du processus créatif.
Mais c’est ce que disent la plupart des producteurs et des auteurs aujourd’hui : ils ne savent pas vraiment où ils vont quand ils commencent un projet…
Quand on parle à un diffuseur, même si ce n’est pas dit, la question de l’audience est omniprésente. Ce n’est pas de la faute des personnes qui travaillent dans les chaines. Nous vivons dans une société où la qualité des choses est mesurée par les chiffres. C’est comme dans la police, ce qui est totalement absurde ! La première chose à laquelle les diffuseurs pensent avant de produire un film, c’est : « est-ce que le précédent a marché ? ». C’est de la faute de personne et de tout le monde à la fois. Il est extrêmement difficile d’aller voir un diffuseur aujourd’hui avec un projet dont on sait dès le départ qu’il n’est pas pensé pour faire de l’audience.
Pourtant, là encore, France Télévisions tient ce discours, par exemple avec Le Grand Incendie. La chaîne explique que c’était un point de vue nécessaire sur une question sociale, politique, et que l’audience n’était pas l’enjeu du projet…
Je connais ce discours par cœur, et on n’est pas obligé d’y croire.
Y a-t-il malgré tout des expériences interactives qui vous donnent aujourd’hui foi en la possibilité de raconter des histoires interactives avec Internet ? Je pense par exemple à la publicité Sortie en mer…
Ce ne sont pas les principes technologiques qui m’intéressent. En soi, ils ne sont ni bons ni mauvais.
Prenons les travaux du studio Moniker par exemple. Ce qu’ils font n’a pas forcément été pensé au-delà de ce qui est proposé en termes d’interaction, mais si on met certains outils dans les mains de quelqu’un qui peut penser à quoi cela pourrait servir, ce serait peut-être intéressant…
Je comprends ce que vous voulez dire. Le problème, c’est que pour moi, cela pose la question à l’envers. Il ne faut pas partir de principes technologiques et d’intérêts devant des innovations. La question, c’est : connaissant tous les outils disponibles, qu’est-ce que j’ai envie de raconter ? Quand je le saurai, à ce moment-là, je me questionnera sur la technologie qui me permette de réaliser ce que j’ai à l’esprit. Très souvent, on se dit : « on a accès à la réalité augmentée, qu’est-ce qu’on ferait bien avec ça ? ». C’est ce que j’essayais de dire aux participants du hackathon : « Réfléchissez d’abord à ce que vous voulez faire. Vous voulez concevoir un outil, mais pour quoi faire ? Qu’est-ce que l’artisan va pouvoir en tirer, une fois dans son atelier ? ». Une fois que ce travail de conceptualisation est effectué, on peut se poser la question du comment. En sens inverse, il y a beaucoup de choses joliment faites mais dont on se dit : « et alors ? ». C’est le piège du monde dans lequel nous avons grandi. Il y aura d’autres générations qui viendront et qui briseront ce schéma de pensée, en réfléchissant spontanément de manière non-linéaire.
Deux projets récents utilisent les données que nous laissons sur les réseaux pour justement interroger ce que nous racontons avec ces traces déposées sur Internet. Il s’agit de In Limbo et de Do Not Track (en ligne à la mi-mars). est-ce que ces propositions évoquent un intérêt chez vous ?
Tout dépend de ce que l’on veut dire – et nous ne sommes pas toujours obligés de dire des choses neuves, sinon on ne parlerait pas souvent ! J’ai connu le début du projet d’Antoine Viviani, mais je ne l’ai pas vu dans sa version définitive [l’entretien a été réalisé avant la sortie du film connecté, NDLR].
En fait, il y a d’une part la question de savoir ce qu’on veut dire ; et d’autre part la possibilité, ou non, de réaliser des expériences dites « gratuites ». Se dire : « Tiens, il faudrait qu’on s’entraîne à utiliser tel outil ». Comme un graveur qui prend de la mauvaise pierre pour s’entraîner. Or, le problème c’est qu’on nous dit : « Il faut utiliser les nouvelles technologies car c’est dans l’air du temps. Ce qu’on dit ne doit pas forcément être neuf et passionnant, mais il faut quand même que ça fasse de l’audience, et que ça ait de la gueule ». Du coup, les risques pris sont minces. Quand on regarde les projets, on se dit : « C’est effectivement une interview intéressante, mais comme il y en a dix par jour à la télévision, avec une mise en scène sur un site qui propose une petite innovation… Mais bon, rien de transcendant… ». Les auteurs ne peuvent pas vraiment prendre de risques. Imagine a sans doute fait un « flop » en termes d’audience sur HBO, mais ceux qui ont réalisé l’expérience ont développé un savoir-faire considérable : quelles questions pose la fiction non-linéaire ? Qu’est-ce qui fonctionne, et qui ne fonctionne pas ? Cela doit leur donner mille idées. Mais pour parvenir à ce stade de réflexion, il faut pouvoir maîtriser l’outil. Et pour le maîtriser, il faut faire. Or, ce sont aujourd’hui les télévisions qui choisissent les programmes qui vont être développés, et force est de constater que personne ne va venir voir ARTE pour expliquer : « Il faut faire ce projet pour voir comment ça va fonctionner. Après, le résultat est aléatoire, et ce ne sera peut-être pas formidable… ».
Il faudrait des auteurs qui soient en capacité d’expérimenter techniquement. Est-ce votre cas ?
Un peu, mais j’ai fermé ma structure de production car on mettait tellement d’argent en Recherche et développement qu’on ne pouvait pas survivre. Il y a bien sûr des aides au développement, mais elles sont toujours accordées sur la base des projets. J’avais conçu une expérience de fiction réellement interactive. On filme des acteurs et à n’importe quel moment, on interagit avec eux. Ce n’est pas juste une proposition pour choisir entre un chemin à droite et un autre à gauche. On fait par exemple sonner un téléphone, on fait entrer un autre personnage dans la pièce et cela change l’histoire. On a travaillé avec des programmeurs, mais cela demande un investissement considérable, et si on n’a pas de marques ou de chaînes de télévision qui nous soutiennent, on ne peut pas le faire.
Vous parlez pourtant ici d’innovation pure…
Oui, et il n’y a pas d’argent pour faire de la recherche. Il faut que ce soit obligatoirement appliqué à un projet déjà vendu à une chaîne.
La recherche universitaire pourrait-elle constituer une piste de développement ?
J’ai travaillé avec Numédiart, un centre de recherches en Belgique. Nous avons monté une installation vidéo interactive au Palais de Chaillot à Paris. C’était une cabine avec un écran plasma dans laquelle vous entrez et, selon la manière dont vous bougez, la perspective de l’image évolue en temps réel. C’est exactement le même effet que l’on perçoit devant une fenêtre. Pour ce projet, nous avions réussi à bidouiller un bout de financement avec des films réalisés pour le spectacle et une aide de Pictanovo. Mais après ? Nous sommes coincés car il faudrait une application concrète immédiate. Ou alors, on vend l’installation à une marque pour faire quelque chose dans un magasin ? Cela ne m’intéresse pas !
Le CNC finance très majoritairement des projets qui ont vocation à « se faire », comme on dit.
Oui, alors qu’un hackathon permet l’inverse. Les trois-quarts des projets courent à l’échec. On expérimente, on cherche, et c’est gratuit. Le problème ensuite, c’est que les participants retrouvent leur vie, et doivent travailler pour manger. En France, Orange aurait par exemple les moyens de financer cela, mais ils ne s’inscrivent pas dans cette dynamique.
Sur quels projets travaillez-vous en ce moment ?
Je travaille sur un projet de long-métrage de fiction, deux films documentaires et je sors un petit livre chez Belin : Les hommes veulent-ils l’égalité ?.
Propos recueillis par Nicolas Bole
Julien Goetz
6 mars 2015
Alors oui mais non.
Au-delà du récit de hackXplor, tu soulèves ici Patrick des questions intéressantes (je me permets ce tutoiement vu les échanges passionnants que nous avions eu autour de Lazarus). Notamment celle de la nécessaire R&D autour des projets interactifs et de son financement (qui existe parfois ailleurs, comme au MIT), ou encore ce travers qui nous perd souvent dans les projets interactifs : faire passer le plaisir égoïste de jouer avec une technologie avant le désir de simplement raconter une histoire et de la partager avec d’autres.
Mais je trouve que ces pistes ouvertes dans ton interview sont aussi brouillées par un certain nombre de faux questionnements qui mènent à une vision qui me semble un peu tronquée de la réalité.
Alors bien sûr, chacun construit sa réalité par ses expériences et Patrick et moi n’avons pas du tout les mêmes. Déjà, la mienne est bien moins étoffée et je n’ai par exemple jamais été directement au cœur des questions de productions puisque j’ai toujours travaillé comme auteur ou réalisateur aux côtés de producteurs qui prenaient ce rôle en charge. C’est une chance car, du coup, ça me permet de me concentrer vraiment sur le travail d’écriture, qu’elle soit collective ou plus solitaire. Mais, quand même, au fil des projets sur lesquels j’ai pu travailler, je n’ai pas la sensation d’avoir croisé la même réalité que toi.
Déjà, j’ai un peu du mal avec cette posture qui opposerait les grands méchants diffuseurs aux pauvres créateurs bridés et sans le sou. Je schématise peut-être mais à la lecture, c’est plus ou moins ce que je ressens et je trouve souvent que la réalité est plus grise que ça. Et puis les manichéismes me grattent toujours un peu.
« ce que recherchent les télévisions, ce sont des projets cadenassés, fermés »
Par exemple, j’ai vraiment du mal avec ce genre d’affirmations qui sonnent vite comme des dogmes. Personnellement, que ce soit sur « La contre-histoire des Internets », « Jeu d’influences » ou d’autres projets actuellement en écriture, je n’ai jamais eu cette sensation de fermeture. Je l’ai par contre bien plus sentie sur des projets de documentaires linéaires où là, clairement, la marge de manœuvre et de recherche était bien plus limitée et les a priori sur ce que devait être le résultat final bien plus nombreux, ne serait-ce que pour faire rentrer le film dans les bonnes « cases ». Côté interactif, j’ai toujours ressenti une assez grande liberté dans les choix possibles et les pistes qu’on me laissait explorer, et je n’ai pas l’impression que les logiques de case soient encore la norme.
« La télévision recherche des webdocumentaires mais, une fois que le projet a été validé par tout le monde, il n’évolue plus, il est contrôlé d’un bout à l’autre de la chaîne de fabrication »
Là encore, je trouve un peu risqué de faire une généralité. Je ne dis pas que cette situation n’existe pas mais encore une fois, sur la base de ma p’tite expérience, il y a d’autres réalités. On par exemple a complètement remodelé la plateforme web de « La contre-histoire des internets » trois jours après sa mise en ligne, justement parce que les audiences s’en saisissaient différemment de ce que l’on avait imaginé. Et puis ajouter « Les télévisions n’en veulent pas car cela leur fait peur », c’est un peu agiter le chiffon rouge facilement. Je crois vraiment que c’est plus complexe.
« Mais regardez ce que produisent les télévisions aujourd’hui, ce sont grosso modo des webdocumentaires à peine mieux que ceux que l’on faisait il y a cinq ans. Nous n’avons pas dépassé le stade de Gaza/Sderot par exemple. »
Là aussi, c’est un peu plus complexe quand même non ? Bien sûr, les grandes expériences de webdocumentaires comme Gaza/Sderot ou Fort Mc Money lancent des modes. Donc une flopée de projets risque de s’en inspirer. Et puis, comme tu l’explique très bien, la R&D coûte cher, donc une certain nombre de projets se montent en un temps limité avec des outils préexistants qui forcément formatent le rendu final par rapport à un projet où on va pouvoir construire une expérience à partir de 0. Mais, si on regarde dans les autres milieux, l’innovation n’est jamais la norme. C’est toujours le fait de certains projets, de certains créateurs, de certains producteurs qui vont oser porter un projet différent jusqu’au bout. Mais ce n’est jamais la majorité. Pas plus dans l’interactif qu’ailleurs. Donc là aussi, c’est un peu un chiffon rouge facile.
« Aujourd’hui, on claironne trop souvent : « on sait, on fait de l’innovation, et c’est formidable » »
Pour le coup c’est vrai, c’est un risque qui commence à poindre. Certains commencent à défendre des « recettes », à renfort de user-data mais est-ce vraiment si courant que ça ? J’ai quand même la sensation de croiser bien plus souvent des créateurs qui répètent à loisir « on ne sait pas, on cherche ». C’est d’ailleurs une communauté assez ouverte qui, à coups de StoryCode, hackathons ou autres festivals, partage largement ces questionnements en insistant sur le fait que, justement, il n’y a pas de « recette ».
« les sujets de fond sont les mêmes que ceux des programmes de flux, des magazines et des documentaires linéaires… Je vous mets au défi de me parler d’une expérience non-linéaire qui traite de quelque chose dont on n’aurait pas pu parler en magazine, par exemple. »
Je vois mal l’intérêt d’un tel « défi ». Il faudrait qu’avec les narrations interactives émergent de nouveaux sujets ? Ça me surprendrait franchement. L’interactif permet de raconter différemment, de questionner différemment donc de faire naître d’autres interrogations, ressentis, émotions autour. Mais ces sujets explorés sont aussi traités sous forme de livres, de films, de peintures ou autres et ça n’a rien de nouveau. À chaque outil de création son langage, ce n’est pas pour autant que les sujets doivent absolument être nouveaux, c’est leur traitement qui l’est. Et en cela on peut faire résonner différemment un même sujet dans un documentaire linéaire ou une œuvre interactive. Le récit et l’expérience qui en sera faite étant différents, la compréhension du sujet sera différente, c’est d’ailleurs l’intérêt.
« Cela va sans dire que l’audience reste le seul critère de jugement de tout ce que l’on produit aujourd’hui dans l’audiovisuel. »
C’est sans doute vrai pour l’antenne (je ne connais pas suffisamment ces arcanes) mais là encore, c’est loin d’être le cas sur l’interactif. Il suffit de regarder les audiences concrètes de la majeure partie de ce qui est produit et diffusé : elles sont souvent confidentielles. Concrètement, si l’audience était un critère de jugement si essentiel, 9 projets interactifs sur 10 ne sortiraient pas. D’ailleurs, il n’y aurait sans doute pas d’interactif tout court.
Voilà, pardon, c’est un peu long mais, encore une fois, j’ai vraiment trouvé des choses intéressantes dans les portes que tu ouvres dans cette interview et je trouve dommage d’aller se perdre dans d’autres considérations qui me semble trop facilement clivantes alors que la réalité est peut-être plus nuancée.
Et puis, pour finir, je trouverais intéressant que tu développe la notion de « civilisation non-linéaire » et de son opposition au capitalisme. Je suis sincèrement curieux de comprendre ce que tu imagines là-dedans plus en détails.
Voilou, merci, ça fait du bien de discuter autour de l’interactif :)
Julien.
Patric Jean
7 mars 2015
Quelques éléments complémentaires:
Je pense que le bouleversement technologique qui préside à la mutation non linéaire va entrainer la création sur des chemins inédits. Si c’est pour traiter des mêmes sujets, raconter les mêmes histoires mais en y ajoutant de l’interactivité, non seulement cela n’a aucun intérêt à mes yeux mais, de plus, c’est déjà obsolète avant de commencer. Je ne dis pas que l’effet est immédiat, mais la transformation dont je parle entrainera des modifications de nos repères conceptuels dont on peut déjà observer quelques points.
Un exemple en littérature est le roman « la maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski (2000). L’auteur nous entraine dans une narration qui sort déjà de nos repères narratifs. Impossible à résumer, ce livre provoque chez les lecteurs des réactions très intéressantes à observer. Des tas de sites ont été créés, comme pour compléter et réfléchir à l’univers du livre. Il ne s’agit donc plus de raconter une histoire, ni même de suivre un personnage en particulier. C’est le téléscopage (différent selon la lecture de chacun) qui va produire du sens, organisé selon la psyché du lecteur.
On voit aussi que la frontière artificielle entre le documentaire (le réel) et la fiction ne tiendra plus longtemps. Et c’est tant mieux.
Mais c’est dans d’autres domaines que l’on voit que l’utilisation des outils non linéaires transforment profondément le monde. Assange lui-même dans un texte (The non linear effects of leaks on unjust systems of governance) daté de 2006, considère les rapports politiques selon une nouvelle donne non linéaire. Récemment, on a vu que la stratégie du terrorisme international avait réalisé cette mutation. Le système hiérarchisé, la chaine de commandement, le réseau ont disparu au profit d’une stratégie parfaitement théorisée par Abou Moussab al-Souri (promoteur du djihadisme) en terme de « djihadisme déstructuré ou réticulaire ». Autrement dit, une idéologie circule et des individus sans lien direct entre eux, vont s’en emparer là où ils sont, pour commettre des attentats en choisissant eux-mêmes leurs cibles. Le fonctionnement structurel de l’internet a permis une pensée radicalement novatrice de la guerre (et nous risquons d’en souffrir longtemps).
Dans un autre domaine, celui de la famille, on voit aussi comment la technologie brise des concepts ancestraux en peu de temps et en crée de nouveaux. Dans notre système familial occidental (le système cognatique de type esquimau) notre filiation s’organise selon un arbre généalogique binaire: une homme et une femme à chaque génération. On s’inscrit dans la trace d’ancêtres clairement définis selon une linéarité stricte. Or la technologie est venue bouleverser cette suite quand on a permis, grâce à la fécondation in vitro, que des couples aient un enfant dont la mère est la mère biologique mais le père biologique est un donneur anonyme. Du coup, on conseillait au père social (qui élève l’enfant) de mentir. On créait une fiction de linéarité. On cachait à l’enfant qu’il n’avait pas les gènes de son père. Mais aujourd’hui, ce type de reproduction est disponible dans beaucoup de pays pour les couples de femmes. Du coup, la fiction n’est plus possible.La linéarité de la filiation explose. En Grande-Bretagne, un enfant a été récemment conçu à partir du génome de trois personnes.
Par ces exemples, je voudrais montrer que c’est tout notre cadre conceptuel qui va voler en éclats dans les années à venir. Notre rapport au temps et à l’espace en sera profondément modifié. Illusoire donc d’imaginer que l’on va y raconter les mêmes choses… Les résistances (les peurs, les habitudes) seront nombreuses. Mais évidemment, la création sera entraînée dans des champs d’exploration, bien loin de ce qui est possible aujourd’hui…
Julien Goetz
7 mars 2015
Ah, cool. Les pistes que tu évoques dans ce commentaire sont des bases de réflexions qui me semblent bien plus intéressantes. Tu convoque beaucoup de domaines différents en traçant principalement une ligne de prospective forte mais ça ouvre des portes à l’imaginaire et ça questionne concrètement l’invention d’autres histoires selon d’autres modes narratifs.
Après, la société évoluant, il semble évident que les histoires évolueront aussi. Je n’ai pas de grande inquiétude là-dessus étant donné que leur fonction sociale est justement de nous permettre de déconstruire les mécanismes qui sous-tendent notre « vivre-ensemble » pour mieux le questionner. Les histoires ont toujours été là pour ça. Celles interactives le font déjà pour certaines et il n’y a pas de raison que ça s’arrête.
Et merci pour les quelques références que tu cites, je me les note et vais aller les découvrir avec appétit.