Nouveau film signé Céline Gailleurd et Olivier Bohler sur Le Blog documentaire ! Après « Jean-Luc Godard : Le désordre exposé« , qui sera diffusé le 7 décembre à la Tate Modern de Londres, les deux auteurs se sont attaqués à un autre monument avec « Edgar Morin, Chronique d’un regard« . Le documentaire sera projeté lors d’une séance exceptionnelle ce samedi 11 octobre au Forum des Images, à Paris, en présence d’Edgar Morin, puis le 15 octobre au festival Lumière de Lyon. Présentation par les auteurs et analyse signée Suzanne Liandrat-Guigues.
1 – Les intentions des auteurs
Résumé
Figure de la sociologie et de la philosophie, Edgar Morin a consacré une part importante de sa vie et de ses écrits au cinéma. Il revient sur cet art qui le ramène « à sa vie », et ces œuvres qui ont précédé ses grandes prises de conscience.
Accompagnant Edgar Morin en France et en Allemagne, dans les lieux les plus évocateurs de son rapport à l’image et à l’anthropologie, ce documentaire révèle la place que le cinéma occupe dans sa pensée. L’esthétique même du film est un écho à sa conception du cinéma, jouant d’abord des ombres et des reflets qui sont à l’origine, pour lui, de notre relation mythique à l’image animée, puis retournant aux racines primitives du culte des idoles pour questionner le phénomène des stars. Enfin, ce documentaire remet en perspective la révolution que fut le « Cinéma Vérité ».
Portrait d’une vie
A 93 ans, Edgar Morin a l’apparence d’un vieux sage, pétillant, émotif, pétri d’humour. Pour lui, sa vie et son œuvre s’entremêlent intimement. Evoquer sa pensée sur le cinéma, c’est donc pour nous revenir sur la place du cinéma dans sa biographie. Le cinéma est ainsi cet instrument d’évasion qui a permis à Edgar Morin de surmonter, enfant, le deuil de sa mère, de développer ses premières notions humanistes et de s’éprendre de la culture allemande avant d’envisager, avec d’autres intellectuels, le concept de culture de masse.
C’est pour cette raison, afin d’introduire l’image au cœur mê̂me du réel et de la vie, que nous avons choisi de projeter les films et images d’archives qui ont marqué́ Edgar Morin sur les murs des villes, les toits de Paris ou les façades rongeées par la lè̀pre du temps. Nous avons travaillé sur l’idée de « ville-palimpseste », sur laquelle se sont inscrits humanisme, haine ou modernité. De même, la surimpression, le mélange d’images qui sont au cœur de notre montage participent de ce principe d’absorption du monde par l’image, du présent par le passé.
Deux villes servent de toile de fond à ce documentaire : Paris et Berlin. Ce sont les deux pôles essentiels de la culture européenne d’Edgar Morin, symbolisés par le Musée du cinéma pour la capitale allemande – où sont abordés les thèmes essentiels de la culpabilité et de la rédemption – et le Musée du Quai Branly à Paris, qui illustre le goût immémorial de l’homme pour les représentations, les ombres, les doubles, origines mythiques du cinéma.
Le choix de tourner dans des musées n’est pas anodin : c’est le lieu même de l’ambiguïté de la représentation. Leur vocation est scientifique, mais ils relèvent aussi d’une mise en scène. Ils présentent des images, qui renvoient autant à une connaissance qu’à un imaginaire. En cela, ils placent l’homme dans une position proche de celle d’un spectateur de cinéma.
Chronique d’un été : « le chemin se fait en marchant »
L’aboutissement de la réflexion d’Edgar Morin sur les stars et le cinéma comme produit culturel de masse le conduit, par retournement, à proposer le projet de Chronique d’un été à Jean Rouch, avec une ligne claire : pas d’acteurs, uniquement des lieux réels, un tournage en son synchrone. L’inverse de tout le système industriel du cinéma. Nous avons donc choisi de donner la parole àEdgar Morin sur ce film en le filmant dans des conditions qui évoquent ce tournage, c’est-à-dire dans la rue, à Paris, en marchant. C’est par ailleurs revenir à une posture philosophique qui lui est chère, illustrée par les vers de Machado : « le chemin se fait en marchant ».
Double voix : Mathieu Amalric
On oublie souvent à quel point les textes d’Edgar Morin sur le cinéma sont précurseurs. Ecrits pour la plupart entre 1956 et 1962, donc sur une période assez courte, ils puisent une partie de leur inspiration dans les avant-gardes littéraires. Le style littéraire d’Edgar Morin, lyrique ou ironique, est ainsi riche en métaphores. C’est la raison pour laquelle nous avons fait appel à la présence et à la voix de Mathieu Amalric pour lire ces textes : il possède en effet la capacité de se laisser traverser par la texture d’un texte tout en le mettant à distance, en le transgressant pour le porter au-delà du sens premier. Au début et à la fin de notre film, nous l’avons filmé au cours de sa lecture, pour profiter de son talent à jouer la poésie, l’ardeur, l’énergie, en totale adéquation avec les écrits d’Edgar Morin.
Olivier Bohler
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2 – L’analyse
« Tout ce qu’on peut dire du cinéma vaut pour l’esprit humain »
Edgar Morin (Le cinéma ou l’homme imaginaire)
Si chacun croit savoir ce qu’est le cinéma, pour Edgar Morin cette « étrange évidence » se confond avec notre propre substance humaine. Cinéphile et cinéphage, Edgar Morin est non seulement habité par les films qu’il a vus dès son adolescence mais, en sociologue, il a fait du cinéma un de ses sujets d’étude (dans quelques livres fondamentaux ou dans Chronique d’un été, un film réalisé avec Jean Rouch) tandis qu’en penseur de la « complexité » celui-ci lui est apparu de plus en plus comme le ferment de sa perception et de sa compréhension du monde. C’est alors que la pensée d’Edgar Morin, comme d’autres philosophes le feront, suit le chemin du cinéma, interroge cette histoire d’une illusion de vérité qui ne se résout jamais en une litanie du désenchantement.
Le film de Céline Gailleurd et Olivier Bohler, Edgar Morin, Chronique d’un regard, mobilise deux figures principales qui en sous-tendent la rhétorique. Le mouvement du cinéma où se produit « l’homme imaginaire » est relayé par la mise en image d’une machine mentale adaptée au pas du penseur. Tantôt marcheur de rues, tantôt danseur d’humanités partagées, figurant l’errant, le déplacé, l’arpenteur, Edgar Morin endosse un rôle multiple où se croisent l’histoire familiale personnelle, l’histoire des désastres de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire des bouleversements politiques du XXè siècle, auxquelles l’homme engagé a accordé son militantisme depuis la Résistance jusqu’à l’actuelle mondialisation en passant par le grand émoi du communisme.
Ainsi est ravivée la méthode du « je pense, donc je suis » ; la pensée qui trace ses propres lignes, dresse des cartographies mouvantes, assemblant aux présences les réseaux virtuels d’ombres, de doubles. Et c’est la seconde grande figure du film qui s’empare des potentialités de la surimpression manifestant visiblement la « complexité » qui est au centre des travaux d’Edgar Morin. Un développement sur les villes, et notamment Berlin, est animé de cette puissance. Après qu’il a été dit que plus aucune forme du Berlin jadis connu n’existe ; ni le Berlin de la séparation par le Mur, ni celui du temps du nazisme, ni celui de l’époque de Weimar, et tandis que le petit Edmund parcourt les ruines du film de Rossellini qui emprunta son titre à un livre d’Edgar Morin, nous assistons aux jeux de reflets projetés sur les parois de verre des immeubles les plus récents de la nouvelle capitale.
Aux Berlins disparus succèdent ville de cristal et cristal de temps complexe. Quand les traces se sont perdues, reste le cheminement des lignes virtuelles, dans une ville parcourue de transparence, d’effets de doubles imaginaires, ouverte aux projections d’une « géophilosophie » proprement cinématographique puisque des photogrammes de films ou de stars célèbres peuvent y trouver un lieu momentané pour réensemencer l’imaginaire.
Du cinéma ou l’homme imaginaire à cette « étrange évidence » cinématographique , chemin faisant avec la pensée de la complexité d’Edgar Morin, le film se souvient que le mot « étranger » (Fremd) en vieil allemand signifie « vers ailleurs en avant », « en train de faire chemin » ( Heidegger, Acheminement vers la parole).
Suzanne Liandrat-Guigues
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Arnaud
11 octobre 2014
Ce documentaire est exceptionnel, je le recommande! A voir absolument.
Enfin un documentaire à la hauteur de cette grande personne du cinema Français.
A quand une distribution en DVD?
SEKNADJE Enrique
12 octobre 2014
Un film lumineux… émouvant. Morin est beau, physiquement et intellectuellement, piquant et savoureux. Bravo aux réalisateurs qui l’ont suivi, accompagné… et guidé, aussi… Et qui, avec lui et grâce à lui, ont évoqué à juste titre la complexité positive ou tortueuse du monde et de l’esprit humain.
Gailleurd
17 octobre 2014